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ANTIOCHE

  • par عطالله ذيوب
  • 17 avr., 2020

À MI-CHEMIN ENTRE MONDE ARABE ET MONDE TURC

Antioche, gravure (1790)

  À la mort de mon grand-père en 2015, il a fallu remplir des papiers et renseigner son lieu de naissance. La réponse, simple, était Antioche 1930. Quel nom de pays écrire ensuite ? « Mandat français sur la Syrie », « Turquie » ou « Syrie » ? Sans hésiter, nous avons dit « Syrie » bien que cette ville soit désormais en Turquie, parce qu’il a toujours considéré sa ville natale comme syrienne. J’ai grandi en sachant que mon grand-père a dut fuir avec sa famille vers Alep lorsqu’il était jeune, chassé de chez lui sans vraiment savoir pourquoi, laissant derrière lui d’autres membres de sa famille qui sont aujourd’hui en Turquie et que j’ai eu la chance de découvrir pour la première fois en avril 2019. Une autre branche s’est établie en Égypte, terre de prospérité qui accueillait beaucoup d’étrangers. La Syrie ne reconnaît toujours pas la souveraineté turque sur ce territoire mais ne semble pas revendiquer la sienne davantage. De ce fait, ma famille en Turquie a vu notre nom turquifié, a oublié l’arabe et s’est intégrée à la société turque. Avec l’aide du journaliste B. et des témoignages de Jean Bolatoğlu, eux aussi arabes du Hatay, j’ai essayé de retracer l’Histoire malgré le sort divergent de nos familles.

PROLOGUE 

L’UNITÉ FRAGILE DES COMMUNAUTÉS 

  La région d’Antioche désormais appelée Hatay a été autrefois le foyer de bon nombre de communautés : aux côtés des arabes se trouvaient les arméniens, les circassiens, les juifs, les grecs, les kurdes et les turcs, en réalité divisés entre musulmans, chrétiens et juifs. Ma famille s’est formée dans ce contexte pluriethnique. Mon arrière-arrière-grand-mère était turque et a épousé un boucher arabe, mort en 1916 à la bataille des Dardanelles. L’arrière-grand-père de Jean Bolatoğlu s’est lui aussi battu pendant cette guerre pour la France. Mon arrière-grand-mère a épousé un arabe ayant étudié à Constantinople ; tous parlaient turc et arabe, tous étaient musulmans sunnites, tous avaient des amis juifs et chrétiens. Dans le village de Dikemce (Dakimja), les grands-parents de Bahar K eux-aussi faisaient l’expérience de cette coexistence pacifique. Son grand-père avait pour habitude de chasser dans les monts Amanos (Mont Nour/Jabal al-Lukkam) et partageait son butin avec ses voisins chrétiens. Beaucoup d’alaouites travaillaient pour des propriétaires terriens chrétiens. Le Hatay, c’était une communauté unie et solide selon mon grand-père. Cependant, certaines communautés se sont distancées des autres comme les arméniens, méfiants à l’égard des turcs depuis 1915, ou les juifs qui, pour certains, partaient s’installer en Palestine.

            À la dislocation de l’Empire ottoman, la France a posé un mandat sur la Syrie et le Liban le 25 avril 1920, le Hatay était rattaché à l’État d’Alep. Toutefois, le 20 octobre 1921, le Traité d’Ankara entre la France et la Turquie reconnaît un statut spécial au sandjak d’Alexandrette (futur Hatay) pour préserver la langue et l’identité turque.

            Des négociations entre le mandat et les autorités natives avaient lieu au début des années 1930 afin de donner plus d’autonomie à la Syrie à cause d’une grève générale des syriens de janvier à mars 1936, protestant contre le mandat. En juin 1936, la communauté turque du sandjak craint d’être alors happée par le mandat et de voir son particularisme oublié. Le turc dans l’enseignement était remplacé par le français, certaines écoles de villages turcophones fermèrent, ainsi les journaux s’insurgèrent comme le Yeni Gün (Jour nouveau).

1936

LA BATAILLE DES NATIONALISMES

  Les négociations ont en effet donné naissance au Traité franco-syrien sur l’indépendance de la Syrie, appelé Accord Viénot du 9 septembre 1936, ce qui déclencha la colère des journaux d’Ankara et Istanbul. Dans tout le sandjak, les fonctionnaires turcs étaient remplacés par des fonctionnaires alaouites, tendant ainsi la situation entre les communautés. Le mois suivant, des rumeurs de rattachement définitif du sandjak à la République syrienne à naître se couplaient à celles selon lesquelles l’armée turque attendait de l’autre côté de la frontière pour envahir Alexandrette et Antioche. Face aux manifestations des turcs, les arabes créèrent la Ligue d’action nationale qui organisait des manifestations aussi.

            Pour protester, les turcs boycottèrent les élections législatives afin de nuire au quorum et fermèrent leurs marchés et leurs écoles. Le 29 octobre, la population turque célébra la déclaration de la République turque dans le sandjak et demandait le rattachement à Ankara. La presse arabe s’énerva alors et accusa les autorités françaises de faiblesse face à ces actes nuisant à l’intégrité syrienne. En réponse, les autorités fermèrent le lycée de jeunes filles turc d’Antioche.

            La semaine suivant cette décision, en novembre, les lycéens turcs du lycée de jeunes garçons se mit en grève. La Ligue d’action nationale provoqua la population en jouant l’hymne syrien dans les quartiers turcs, ce qui entraîna des violences entre arabes et turcs, suivis de violences entre alaouites pro-Syrie et alaouites pro-Turquie. N’ayant aucune réaction des autorités françaises, les écoles turcophones du sandjak décidèrent de se mettre en grève le 10 novembre ; cela formait une victoire pour la Ligue d’action nationale qui réussissait à faire taire les turcs, mais elle restait déchirée entre ses membres soit nationalistes soit communistes, entre ceux pour la lutte contre le mandat et ceux pour la lutte contre les turcs du sandjak. Zéki Arsouzi fut une figure montante de la Ligue qui réunissait les arabes. Il appela les arabes à boycotter eux aussi les élections législatives toutefois les autorités françaises l’arrêtèrent pour ses actions politiques. Mécontents, les arabes manifestèrent violemment contre les gendarmes et obtinrent sa remise en liberté. En dépit des appels au boycott des deux côtés, le quorum au premier tour des élections législatives était atteint.

Démographie du Sandjak d’Alexandrette (1936)

   Les journaux turcs d’Anatolie accusèrent les arabes d’avoir truqué le scrutin, et la Société pour l’indépendance du Hatay a été créée, réclamant l’indépendance du Hatay et son rattachement à la Turquie car, selon eux, la région appelée Hatay fait référence aux Hittites qui étaient les ancêtres anatoliens des turcs (cette affirmation était et est rejetée par les universitaires). Fin novembre, le deuxième tour prit place dans un contexte tendu : des contrebandiers turcs faisaient circuler des armes dans le sandjak, rumeur confirmée lorsque deux cavaliers d’escadron furent tués le 22 novembre par des contrebandiers. Les chrétiens du sandjak s’organisaient alors pour se protéger, la Ligue d’action nationale mit en place des rondes nocturnes. La France amena la question du sandjak devant la Société des Nations le 6 novembre, face à quoi la Turquie menaça de la quitter et de s’allier avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Le 30 novembre, le scrutin tombe : le Bloc national syrien remporte la victoire ce qui engage une violente réaction, des échanges de tirs raisonnent dans la nuit dans les rues d’Antioche.

   Le lendemain, les foules arabes et turques s’affrontent dans les rues, des coups de feu sont tirés occasionnant la mort de trois personnes, blessant cinquante autres. Les autorités françaises dispersant les émeutiers arrêtèrent vingt-trois personnes. La presse turque se chargea de dénigrer le mandat français et dénonça les actes de violence toute la première quinzaine de décembre. À la Société des Nations en parallèle, la France décide de maintenir le sandjak en Syrie mais demande la venue d’agents observateurs pour décider du sort d’Antioche. La population turque accepta la décision française mais entendit insister sur son poids démographique tandis que les arabophones s’unissent.

1937

LA QUESTION DU SANDJAK D’ALEXANDRETTE

   C’est sous un temps alternant pluie et neige que les observateurs débarquèrent à Antioche pour visiter le sandjak et décider de son avenir. Le 9 janvier, les turcophones du lycée de garçons se mettent en grève et bloquent le lycée ; les lycéens arabes saisissent cette opportunité pour manifester sous les yeux des observateurs contre les actions des turcs. Le lendemain à Reyhanyé/Reyhanlı, une émeute éclata entraînant la mort d’un gendarme arabe et faisant plusieurs blessés. Pour montrer une population arabe unie, les chrétiens et les musulmans se rejoignent dans la rue pour prier. Toutefois, les turcs se consolidèrent et réaffirmèrent leur identité en créant leur propre drapeau inspiré de celui de la mère-patrie ; en conséquence, il ne fut plus possible de trouver des étoffes rouges et blanches sur les marchés d’Antioche et d’Alexandrette. Le 21 janvier, une entente est trouvée : le Hatay reste sous l’autorité du mandat, mais l’arabe devient une langue secondaire et les troupes françaises s’engagent à partir, laissant les autorités locales se charger de l’ordre. Face à ce déchirement, les syriens de Damas et d’Alep manifestent et appellent à la réunification, amenant les antiochiens à manifester de même.

Femme turque cousant un drapeau du Hatay (1937 ?)

  L’atmosphère de tension et de suspicion s’imposa sur le calme des mois qui suivirent. En mai, les altercations entre arabes et turcs reprirent durant les manifestations, les souks fermèrent pour protester contre le statut encore flou du sandjak. Face à la situation pressante, la Société des Nations se prononça sur le statut du Hatay en adoptant une loi fondamentale promulguant l’égalité de tous, le bilinguisme, et la représentation des populations par communautés. Toutefois, la Turquie fut amenée à bénéficier d’avantages économiques et commerciaux, et autorisée à utiliser les ports du sandjak. L’inquiétude allait grandissante chez les arabes qui manifestèrent à Antioche et aussi à Alexandrette, grand port du Hatay, et chez les arméniens qui furent, pour certains, rescapés du génocide de 1916.

            Le mois suivant, les souks fermèrent encore : ni les arabes ni les turcs n’étaient satisfaits d’être rattachés à leurs nations respectives. Le mois de juin 1937 fut ensanglanté par des faits divers : des turcs chantant l’hymne de la Turquie dans un quartier arabe provoquant une bagarre faisant dix blessés, deux turcs blessés durant leur passage dans un quartier arabe d’Antioche, deux arabes blessés durant leur passage dans un quartier turc d’Antioche, les fonctionnaires furent lapidés par les arabes à leur passage. Face à la ghettoïsation des communautés, les notables des différentes communautés se regroupèrent les 6 et 7 juin pour trouver une conciliation pendant que les dégradations de voitures et de camions continuèrent. Le 8 juin, bien qu’une conciliation fut trouvée, un nouvel affrontement à Karbeyaz fit huit blessés.

            L’été resta calme même si les journaux d’Anatolie menaçaient la Syrie d’une invasion prochaine pour sauver les turcs du Hatay. En octobre, deux consulats turcs ouvrirent à Antioche et à Alexandrette pour honorer les avantages concédés par la Société des Nations. Le 27 octobre, l’autonomie du sandjak fut reconnue, détachant la province d’Alep et organisant ainsi des nouvelles élections de députés pour l’année suivante.

1938

LE GLAS DU SANDJAK SYRIEN

  Un recensement ethno-linguistique et religieux fut réalisé en 1936. En avril 1938, la population turque demanda à la Société des Nations la possibilité de changer le recensement électoral en se basant cette fois sur l’auto-désignation. Cette stratégie leur était favorable car ils constituaient un groupe solide face à un groupe qui ne partageait qu’une langue en commun ; les arabes étaient divisés à l’époque entre les sunnites, les alaouites et les chrétiens. La période du recensement eu lieu en mai entachée encore de sang. Presque toutes les semaines, les journaux relataient des affrontements violents de bandes dans lesquels des turcs et des arabes furent blessés, des assassinats d’alaouites, et de notables par des bandes turques.

            Lassées de ces scènes de violence, les autorités françaises demandèrent aux non turcs d’accepter la tutelle de la Turquie ce à quoi les notables de ces communautés répondirent qu’ils refusent pour la même raison que la France n’ayant pas accepté la souveraineté allemande sur l’Alsace et la Moselle : ils ne sont pas turcs donc ils n’appartiennent pas à la Turquie. Les manifestations reprirent, les assassinats recommencèrent. Zéki Arsouzi fut arrêté avec les dirigeants pro-Syrie ce qui entraîna les femmes alaouites dans la rue pour exiger leur libération. La gendarmerie tira pour les disperser, mais deux furent tuées.

  L’assassinat de deux alaouites le 24 juin réitéra la rumeur selon laquelle l’armée turque allait entrer dans le sandjak de manière imminente. La panique s’installa dans la population arabe et, en conséquence, au moins 20.000 personnes du Hatay fuirent vers la Syrie, contournant les points de passages et le réseau de surveillance des frontières. Parmi ces personnes, de nombreux arméniens traversèrent la frontière et s’installèrent à Kessab, d’autres arabes chrétiens et dans une moindre mesure des alaouites prirent la route d’Alep ou de Lattaquié. Mon grand-père âgé de presque huit ans a traversé la frontière avec sa mère, son père, ses sœurs et ses frères pour Alep tandis que le cousin de son père a préféré prendre le bateau pour s’établir en Égypte. La population alaouite, pour la plupart, est restée sur les terres du Hatay comme la famille du journaliste B.

  C’est le matin du 5 juillet que l’armée turque traversa la frontière depuis les villes de Payas et Hacılar, accueillie avec enthousiasme par la population turcophone de la région. Édouard Dalladier depuis la France a ordonné à l’armée française de ne pas intervenir et de se retrancher au sud et à l’est du Hatay. Les arabes de toutes confessions qui avaient choisi de demeurer sur la terre de leurs ancêtres ne célébrèrent pas cette invasion. Le recensement continua pour finalement élire les députés du sandjak et décider de son indépendance. À la mi-juillet, la majorité des circassiens et certains alaouites s’inscrivirent comme turcs ce qui gonfla le recensement, en plus de manœuvres opérées par les turcs avec le soutien de l’armée : toute personne ayant vécu à un moment dans le Hatay devait s’inscrire. C’est ainsi que des turcs d’Anatolie bouleversèrent le recensement en faisant pencher la balance en faveur des turcs bien qu’en réalité et en dépit de l’exode, les arabes restaient une faible majorité.

Entrée de l’armée turque à Alexandrette le 5 juillet 1938

   Le 2 septembre 1938, le sandjak a alors élu ses députés, turcs en majorité, qui décidèrent de faire sécession du mandat et proclamèrent l’indépendance de l’État du Hatay. Ce nouvel État repris les symboles que le nationalisme des turcs a créé : le nom Hatay a été celui que la propagande donnait à la région pour l’enraciner dans la gloire des hittites, le drapeau était celui que les femmes prirent l’habitude de coudre en janvier 1937 pour affirmer leur attachement à la Turquie. La Turquie jouissait toujours de ses droits sur les ports, et l’administration française se vida pour laisser place à une nouvelle administration hataylie avec de nouveaux fonctionnaires, remplaçant le français par le turc dans l’enseignement, interdisant l’arabe et rappelant les étudiants de l’étranger pour revenir dans leur nouvelle patrie. Le 7 juillet 1939, l’État-fantoche du Hatay disparaît, absorbé par la Turquie-mère. Les troupes françaises encore stationnées dans ce qui fut autrefois le sandjak d’Alexandrette traversèrent elles aussi la frontière, comme vingt mille personnes les ayant précédées, et trente mille autres qui choisirent de quitter leurs foyers. Dix-huit mois leurs étaient donnés par Ankara pour partir sans revenir à partir de juillet 1939, achevant la présence des arméniens et des arabes dans le Hatay.

Femmes manifestant à Damas contre le rattachement du Sandjak à la Turquie (1939)

ÉPILOGUE

LA FIN DU MONDE ARABE AU HATAY ?

   La Constitution turque de 1924 (appliquée au Hatay dès son annexion) ne prévoyait le statut officiel uniquement pour le turc ; les autres langues étaient (et sont encore aujourd’hui) dépourvue de toute reconnaissance. En conséquence, toute trace non turque fut effacée. Dans ce contexte, mon nom de famille d’origine arabe, Debsi, a été turquifié en Dipsi, les prénoms de mes collatéraux ont aussi changé de prononciation pour que cela « sonne turc davantage », comme mon arrière-grand-oncle Rachid devenu Reşit conformément à l’application dans le Hatay de la Loi sur le nom de 1934. Si mon patronyme n’a pas été trop affecté par ce changement, une partie de la famille de Monsieur Bolatoğlu pourtant avait un nom de famille arabe tout autre avant l’annexion puisqu’elle s’appelait Dere (nom toujours porté par sa famille en Syrie). La survivance de l’élément arabe dans le nouveau nom est en fait un épithète, pour sa branche « de la maison du barbier », pour celle de ses cousins « de la maison de l’olive verte ». Son ascendance maternelle a elle aussi perdu son nom arabe, Zarlouh, signifiant « petite pomme », devenu Aldıçoğlu. Le changement d’identité devenu obligatoire se couplait de l’interdiction de parler ou chanter arabe en public, résultat d’une autre manœuvre politique (la campagne « Citoyen, parle turc ! »), sous peine d’amende. D’origine turco-arabe, ma famille n’eut pas grand mal à se conformer à ce qu’Ankara demandait, il leur fallait juste tirer un trait sur la moitié de leur identité en public, mais retenir la langue arabe en privé. En revanche, comme le soutient Monsieur B., certaines familles alaouites s’interdisaient de parler arabe à leurs enfants de peur d’avoir à faire aux autorités. Seules de vieilles familles arabes qui restèrent à Antioche se permirent encore de transmettre l’arabe à leurs enfants en privé, étant la langue de prestige et de culture.

L’arabe a réussi à être maintenu par les communautés religieuses — Statue de la Tolérance, Antioche

   L’arabe se maintint toutefois par la religion, la transmission des rites et des prières alaouites ainsi que l’immigration d’étudiants vers Damas ou Beyrouth ou de travailleurs vers l’Arabie Saoudite. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre qu’il n’y paraît. Jean Bolatoğlu issu de la communauté chrétienne grecque orthodoxe du Hatay m’a signalé que ce groupe entretient elle aussi la langue arabe qui lui est liturgique : la Bible et les chants sont arabes, la culture profane se rapproche de celle de la Syrie tandis que la culture religieuse garde les traces grecques byzantines. Cette communauté du Hatay est vue comme une communauté bourgeoise et riche, et bien qu’il existe une cohabitation pacifique entre les communautés religieuses et un bilinguisme parfait, la communauté chrétienne maintient en son sein l’arabe à sa manière. L’arrivée de la télévision permit de capter les chaînes du monde arabe et d’entretenir la langue de manière active chez les anciens, passive chez leurs enfants, et de manière moribonde chez les générations actuelles. L’usage de l’arabe se dilua dans les villes tandis qu’il continua dans les montagnes et campagnes, là où l’on ne pouvait pas contrôler les citoyens, comme dans les alentours de Reyhanlı et Altınözü comme me l’a confirmé Monsieur Bolatoğlu. Une étude menée par Melih Akkaş a montré, en janvier 2019, que les générations nées entre 1980 et 2000 parlent très peu (voire pas) arabe, mais réussissent à le comprendre grâce aux musiques libanaises, aux séries syriennes et grâce à leur famille. En réalité, on se trouverait dans la situation où les parents parlent en arabe et leurs enfants répondent en turc. Le taux d’analphabétisme en langue arabe est très élevé chez ces nouvelles générations qui n’ont pas la possibilité d’apprendre l’alphabet hors écoles coraniques. Cependant, pour ceux qui fréquentent ces écoles, la diglossie se fait sentir dans la mesure où l’arabe qu’ils apprennent (standard moderne) n’est pas l’arabe que parle leur famille quotidiennement (levantin), donc difficile à pratiquer. Il faut aussi ajouter à cela une assimilation pour tous les jeunes qu’ils soient arabes ou d’autres communautés par le biais du service militaire. Ainsi, mélangés au reste de la population, le turc reste la seule langue employée bien qu’il existe des mises à l’écart ponctuelles et exceptionnelles des chrétiens du reste des jeunes (majoritairement musulmans) pour éviter une discrimination. Il ne paraîtrait pas grossier d’imaginer que ces jeunes chrétiens du Hatay utilisent l’arabe entre eux.

   En 1965, 30% de la population du Hatay était arabe, contre 46% en 1936. Les arméniens eux, sont moins de deux cents sur plus d’un million six-cents milles de hatayli tandis qu’à l’époque du sandjak, ils constituèrent 11% de la population (vingt-quatre milles âmes).
Répartition de la langue arabe, 2000 © Werner Arnold

   Que reste-t-il du sandjak d’Alexandrette de mon grand-père ? Là où les juifs, les chrétiens et les musulmans coexistaient ? Là où turcs, arabes, grecs, arméniens, kurdes et circassiens se côtoyaient ? En dépit des différences dialectales entre l’arabe parlé par les juifs, chrétiens et musulmans d’Antioche-Alexandrette et celui des campagnes, que la maison se dise respectivement bēt, beyt, bayt, ou bāt, le Hatay était leur maison tout comme c’était la ev des turcs. La famille alaouite de Monsieur B. partageait ses repas avec les chrétiens, lorsque ma famille vivait à Alexandrette, mon grand-père sunnite me disait qu’il allait chez le boucher juif, tous cohabitaient en paix. En 2000, la dernière famille juive a quitté Alexandrette pour Israël, la bēt n’existe plus. Comme me l’a confié Monsieur Bolatoğlu, aujourd’hui ces arabes du Hatay ont pour langue le turc puis l’arabe, leur nationalité est turque, et Atatürk est leur idole. La population semble faiblement alignée derrière un dirigeant politique, concurrençant le parti majoritaire de l’Adalet ve Karkınma Partisi du Président Erdoğan avec le Cumhuriyet Halk Partisi qui se réclame du kémalisme, votant pourtant pour un candidat indépendant, Ekmeleddin İhsanoğlu, aux élections présidentielles de 2014. L’intégration à la société turque a donc été parfaite.

   Aujourd’hui, l’arabe n’est toutefois pas totalement absent bien que confiné dans certains espaces. Cependant, ce n’est pas un arabe du Hatay qui est réapparu, le nouvel arabe que l’on parle est l’arabe syrien, l’arabe des réfugiés qui ont fui la guerre civile et qui se sont installés dans la région. En mai 2017, on comptait 19.790 syriens réfugiés dans des camps mis en place par la Turquie le long de la frontière syrienne : deux à Altınözü, deux à Yayladaği, un à Apaydın, puis un dernier à Güveççi (qui a fermé).

Réfugiés au camp de Boynuyoğun, district d’Altınözü (2011)

   En août 2019, le nombre de réfugiés syriens dans la province du Hatay a baissé et est tombé à 11.248 selon le recensement du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Ces hommes, femmes et enfants syriens (qu’a visité Angelina Jolie en juin 2011) portant avec eux les stigmates de la guerre sont retournés de manière provisoire sur une terre qui était auparavant aussi celle de leur propre peuple. Toutefois, cette terre paraît désormais étrangère à la Syrie et à ses syriens puisque turque depuis 1939, et ses arabes paraissent être les reliques du passé qui disparaissent peu à peu.

 

                                               Augustin Théodore DEBSI

                                                 اوغسطين تواضر دبسي

 

Remerciements adressés à B., J. Bolatoğlu et à ma famille Debsi/Dipsi qui m’ont guidé dans mes recherches.

par Eva Beauvois 22 mars, 2022
 La religion musulmane, qui regroupe près d’un milliard et demi de fidèles, repose sur plusieurs dimensions touchant l’Homme au sein de sa société et de son époque : les dimensions théologiques et juridiques. Néanmoins, il existe une dimension de l’Islam qui permet, et incite, l’individu au détachement de son environnement pour se recentrer sur sa seule unicité avec Dieu : la dimension spirituelle, notamment matérialisée par la philosophie du soufisme. L’étymologie du terme, apparu vers la fin du IIe siècle de l’hégire, reste obscure. C’est notamment sur le mot sūfī qu’est formé en arabe tasawwuf (تصوّف) , littéralement « l’adoption des valeurs et des rites soufis », que le français a traduit par « soufisme ». De façon générale, il est néanmoins possible de le caractériser comme la recherche de la sagesse intérieure, visant à se rapprocher de façon évolutive de Dieu par de nobles vertus. La présentation de ce travail idéologique d’espérance du meilleur sera l’objet de cet article.
par Jâd Delozanne 08 mars, 2022
L'art de l'Espagne islamique est un fantasme orientaliste depuis que Washington Irving l'a redécouvert pour le monde occidental dans ses délicieux Contes de l'Alhambra, écrits en 1832. Mais la citadelle et le palais du XIIIe siècle, situés au sommet d'une colline surplombant Grenade, sont non seulement les monuments les plus connus de l'ère musulmane en Espagne, mais aussi les plus grands trésors de cette période. Les Omeyyades, ou Umayyades, (en arabe : الأمــــویــــون sont une dynastie arabe qui gouverne le monde musulman de 661 à 750 puis al-ʾAndalus de 756 à 1031. Ils tiennent leur nom de leur ancêtre ʾUmayyah ibn ʿAbd Šams, grand-oncle du prophète Mahomet. Ils font partie des clans les plus puissants de la tribu de Qurayš, qui domine la Mecque. Al-Andalus était la partie de la péninsule ibérique sous domination musulmane. La péninsule ibérique désigne l'Espagne et le Portugal actuels. Dans sa plus grande extension géographique, Al-Andalus a placé sous son califat la majeure partie de la péninsule, l'actuel sud de la France et les cols alpins reliant l'Italie à l'Europe occidentale. Les musulmans ont régné sur la majeure partie de la péninsule jusqu'à la fin de la dynastie des Omeyyades au début du 11e siècle.
par Julien Groux 08 févr., 2022

 Considérées individuellement, les économies nationales ne semblent pas avoir été affectées de la même manière par la récession économique liée à la crise sanitaire. Celle-ci a montré les forces et les faiblesses, les capacités d’adaptation et de résilience, révélé les particularités de chaque économie. La crise est un moment où tout bascule, où apparaît un dysfonctionnement majeur. Si elle peut être une période de troubles, la crise peut aussi être un kaïros, un moment à saisir pour savoir et comprendre. Parce qu’elle révèle le réel , elle est une occasion formidable de s’interroger sur le fonctionnement d’une société. Pour dire simplement comme le fait le philosophe Charles Pépin, « c’est quand cela ne marche pas que nous nous demandons comment cela marche ». Ainsi, la crise sanitaire en ce qu’elle expose les singularités propres à chaque système économique conduit ici à s’intéresser, à travers la finance islamique, à la relation qu’il existe entre religion, notamment l’Islam, le droit et l’économie.

Alors que l’Islam était pour Max Weber un obstacle au développement économique, la finance islamique est aujourd’hui en plein essor. Relativement récente, elle a pour point de départ la création de la Banque islamique du développement en 1974 qui fait la promotion du développement économique dans les pays musulmans. Les banques occidentales s’intéressent à la finance islamique qui, bien que s’adressant en priorité aux musulmans reste ouverte sur le monde. La finance islamique passionne par son appartenance à une industrie financière éthique remise en lumière par la crise des subprimes de 2008. Les principes religieux s’inscrivent dans le droit qui régule l’activité bancaire islamique.

par Sofia Locquet 01 févr., 2022
En 1854, un diplomate français, Ferdinand de Lesseps, obtient l’autorisation de la part du khédive Mohammed Saïd de creuser et d’exploiter le canal maritime de Suez pendant 99 ans. Ce firman ouvre la voie à la création de la Compagnie de Suez, concession qui illustre l’intervention des puissances européennes en Égypte. Reliant la Mer Méditerranée et la Mer rouge, situé entre l’Europe et l’Asie, le canal est un lieu géostratégique majeur qui va servir à la fois les intérêts régionaux et commerciaux de l’Égypte ottomane et l’impérialisme européen.
par Eva Beauvois 07 déc., 2021

La culture marocaine s’exporte de plus en plus grâce à la mondialisation et ses relais, tels qu’internet et les médias. Le roi Mohammed VI a par ailleurs proposé depuis le début de son règne une politique étrangère fondée sur le libre-échange des biens, services et arts ainsi que sur le dialogue avec nombre de pays européens. Cette ouverture progressive tend à favoriser toutes les couches de la société marocaine ainsi que ses manifestations artistiques, comme celle qu’est le rap.

Cette évolution du rap marocain profite à l’entièreté du monde arabophone et à son économie. Elle se justifie par la véritable ascension d’une unité artistique puissance. Néanmoins, les premiers acteurs de cette puissance, les artistes, font face à certains obstacles politiques et institutionnels censurant leur art ou leur empêchant de gagner décemment leur vie. Fort heureusement, les supports médiatiques et leur source inépuisable de créativité permettent aux artistes marocains de faire porter leur art le plus loin possible et aux oreilles des plus chanceux. L’objectif de cet article est de témoigner de l’élévation de la culture rap marocaine sur une grande scène, celle du Maroc et potentiellement celle de l’Europe ainsi que de la volonté sans faille des artistes marocains.


par Housni Ahamada 16 nov., 2021
 Dans la continuité de son programme Vision 2030, le Royaume d’Arabie Saoudite a, le 25 août 2021, annoncé le lancement d’une série de partenariats, d’une valeur de plus de 4 milliards de riyals saoudiens (900 millions d’euros), avec les plus grandes entreprises technologiques du monde. Selon Saudi Press Agency, les objectifs fixés par le royaume sont d’améliorer les capacités numériques, de se doter d’une main d'œuvre qualifiée en encourageant la recherche et le développement afin de faire du pays un hub mondial de l’innovation numérique.

Ce récent évènement montre l’ambition de l’Arabie Saoudite, mais plus généralement des pays arabes, dans la course mondiale à l’innovation technologique et plus particulièrement dans le secteur de l’intelligence artificielle. Machine learning, deep learning, voitures autonomes, reconnaissance faciale, villes intelligentes et même robots pour certains ; les grandes puissances de ce monde sont entrées dans une course à l’innovation dans l’intelligence artificielle, considérée comme la quatrième grande industrialisation. Bien que selon Neil Sauvage, du Nature 2020 Index Artificial Intelligence, la Chine, les Etats-Unis et l’Europe se partagent le podium des leaders mondiaux du domaine, les pays arabes ne veulent également pas non plus rater cette opportunité estimée selon la société d’audit PricewaterhouseCoopers, à 15 700 milliards de dollars de contribution à l’économie mondiale d’ici 2030 dont 320 milliards pour la région Middle East North Africa.

 Dans cette folle course à la nouvelle industrialisation, trois pays se distinguent dans le monde arabe par leur potentiel à s’imposer comme de futurs hubs de l’intelligence artificielle dans la région. Ce sont les Emirats arabes Unis, l’Arabie Saoudite ainsi que l’Egypte. En effet, selon les recherches du PwC, la part estimée de l’IA d’ici 2030 dans le PIB des Emirats Arabes Unis est estimée à 13,6%, presque autant que les économies d’Amérique du Nord dont la part d’ici 2030 est estimée à 14,5%, à 12,5% pour l’Arabie Saoudite et enfin à 7,7% pour l’Egypte. Toutefois, ces prévisions réjouissantes ne sont que des prévisions et il s’agit maintenant aux concernés de mettre en place tout ce qu’il y a en leur pouvoir pour les réaliser. Signe révélateur que le message a été reçu : les gouvernements saoudiens et émiratis ont placé l’IA au centre de leurs stratégies économiques avec, respectivement, le programme Vision 2030 pour l’un, et le programme Artificial Intelligence Strategy 2031 pour l’autre. Le gouvernement égyptien a également donné une priorité à l’IA dans sa stratégie économique en voulant la développer au maximum.

Mais quelles sont réellement les raisons qui poussent ces gouvernements à donner autant d’importance au développement de l’IA ? Quels sont les moyens mis en place ? Y a -t-il déjà des résultats ? Ont-ils vraiment les moyens de leurs ambitions ? Quels sont les obstacles ?

Il s’agira de montrer dans cet article comment l’IA placée par ces gouvernements ambitieux en tant que priorité nationale entraîne la mise en place de projets pharamineux, devant toutefois faire face à des obstacles politiques et technologiques.

L’ intelligence artificielle : une priorité de gouvernements ambitieux

Quelles sont les raisons poussant les gouvernements arabes à investir dans l’intelligence artificielle ?

Un « cadeau empoisonné » . Voilà comment maintes économistes décrivent la rente pétrolière et gazière sur lesquelles reposent les économies du Golfe et ce en raison de la volatilité des prix de ces énergies mais également en réponse au développement constant d’énergies alternatives prêtes à supplanter les gaz et le pétrole. Il est urgent pour l’Arabie saoudite ainsi que pour les EAU de préparer la diversification de leurs économies afin de préparer leur économie à une nouvelle ère. L’investissement dans la technologie de l’IA représente donc une voie logique à suivre en ce qu’elle représente une opportunité de plus de 320 milliards de dollars pour les 10 ans à venir. De l’autre côté, l’ Egypte possède une économie certes diversifiée, mais qui se doit de redécoller après les nombreuses crises politiques de cette dernière décennie ayant paralysées le développement économique du pays. L’IA représente une voie privilégiée par son potentiel: d’ici dix ans, elle est susceptible de rapporter près de 43 milliards de dollars pour le pays.

Comment investissent-ils dans l’intelligence artificielle ? Quels sont les moyens mis en place ?

 De ces constats, les gouvernements ont fait du développement de toutes les technologies liées à l’IA des priorités nationales.

 Ainsi, en Arabie Saoudite, la stratégie gouvernementale pour l’IA se fonde principalement sur le projet Vision 2030 de diversification de l’économie. À celui-ci, s’ajoute un programme du nom de National Strategy for Data and AI (NSDAI) révélé en octobre 2020 à Riyadh lors du sommet Global de l’IA. L’objectif affiché par Riyad est de transformer pour 2030 le pays en hub mondial de l’intelligence artificielle en réformant totalement tous ses secteurs économiques afin de devenir “IA compatible”. Cette initiative gouvernementale s’accompagne donc de nombreux investissements du Fond Public Saoudien d’Investissement dans les industries, les secteurs privés et dans la mise en place de partenariats publics-privés en vue de développer l’intelligence artificielle. Cette année par exemple, le pays a formé des partenariats avec Google, Amazon et Oracle dans le but de, selon Saudi Press Agency, mettre en place des “programmes de formation" pour les étudiants saoudiens. L’objectif est ambitieux et les moyens de cette stratégie gouvernementale sont colossaux.

 Lors du sommet global saoudien de l’intelligence artificielle, le Président saoudien de l’Autorité des données et de l’intelligence artificielle a déclaré : « La stratégie nationale pour les données et l'IA définit l'orientation et les bases sur lesquelles nous allons libérer le potentiel des données et de l'IA pour répondre à nos priorités de transformation nationales et faire de l'Arabie saoudite une plaque tournante mondiale pour les données et l'IA. »
Quant aux Emirats Arabes Unis, la stratégie gouvernementale pour l’IA repose sur le programme Artificial Intelligence Strategy 2031 révélée en 2017. Le but affiché est d’accompagner la transformation digitale du pays pour faire des EAU un hub mondial de l'investissement dans l’intelligence artificielle dans de nombreux secteurs d’une manière “intelligente” et “éthique” en créant un système numérique intelligent pour le centenaire du pays en 2071. De ce fait, le pays a été le premier dans le monde à mettre en place, en 2017, un ministère consacré spécialement à l'IA aux côtés de la création de la Muhammad Ben Zayed University of Artificial Intelligence afin de répondre aux ambitions affichées.
Enfin, en Egypte, le gouvernement a, en 2019, instauré le Conseil National pour l’Intelligence Artificielle dans une logique de partenariats public-privé entre le gouvernement, les universités et les secteurs privés de l’IA. L’université Kafr El Sheikh a ouvert une faculté de l’IA sous l’impulsion gouvernementale. L’objectif affiché par le Ministère des Technologies de l'Information et de la Communication est d’identifier par la recherche les secteurs prioritaires nécessitant l’IA afin de mettre en place un système de l’IA “durable” et “intelligent” dans l'optique de donner au pays un rôle de “leader régional de l’IA”.
par Jean-Baptiste Dubois 20 oct., 2021

Propos introductif


 Au-delà du fait que Djibouti se situe sur le continent africain, ce pays mérite d'être abordé dans le cadre d'une analyse sur le monde arabe. En effet, les divers enjeux qui se jouent autour de ce territoire méritent une attention toute particulière pour comprendre une partie des dynamiques politiques actuelles dans le monde arabe. 

À ce titre, l’ambition djiboutienne de siéger au sein du conseil de sécurité de l’ONU, pour 2021-2022, témoigne de la volonté de son gouvernement de s’imposer sur la scène internationale et d'y représenter une voix africaine. Cette ambition s’inscrit dans le jeu de puissance qui s'opère au sein de ce territoire, mais avant d’aller plus loin dans les explications sur les motivations animant les dynamiques de ce pays, il convient d’apporter quelques éléments de définition et de contexte.

Tout d’abord, sur le volet géographique, Djibouti a une superficie de 23 200 km². En comparaison, celle de la France est de 643 801 km. Les villes principales de Djibouti sont Ali Sabieh, Dikhil, Arta, Tadjoura et Djibouti qui est la capitale du pays. Les langues officielles sont le français et l’arabe. La devise est le franc djiboutien (1€ = 208 FD, en 2018). Djibouti recense une population de 1 000 000 d’habitants en 2017 selon la Banque mondiale. Elle enregistre une croissance démographique de +1,6%/an. Un peu plus de la moitié de la population est alphabétisée (54,5% en 2015) et la religion majoritaire est l’Islam (96% du pays selon France Diplomatie). Avec son PIB de 1,97 milliard de US$, Djibouti se place au rang de la 49e puissance économique du continent africain sur 54.

Toutefois, Djibouti présente un intérêt des plus stratégiques, à savoir, sa position sur le détroit de Bab-el-Mandeb, un des corridors les plus fréquentés au monde qui contrôle l’accès à la Mer rouge. De surcroît, Djibouti est situé au cœur de l’arc de crise qui s’étend du Sahel au Moyen-Orient. Ses nombreuses crises régionales démontrent l’instabilité de la péninsule, d’où un certain engouement des puissances étrangères à intervenir en son sein.

Mais est-ce vraiment la raison primordiale ? Ces puissances étrangères sont-elles réellement motivées par la volonté de stabiliser cet État et sa région ? Ou bien ces interventions et cette présence extérieure attestent seulement d’une volonté de contrôler et de servir au mieux des intérêts qui façonnent le jeu des États ? Djibouti, au fond, ne serait-elle pas qu’une pièce maîtresse dans la conception prochaine du Moyen-Orient et du Sahel ?

Bien que ces interrogations soulèvent des questions fondamentales voire propices à des débats animés, il est nécessaire d’apporter des éléments historiques (I) dans le but d’identifier les raisons pour lesquelles les puissances extérieures agissent en son sein (II) qui viendront façonner un futur plus ou moins incertain pour la République de Djibouti et pour le Moyen-Orient (III).

par Jean-Baptiste Dubois 24 mai, 2021
Le monde arabe est loin d’être un élément figé aussi bien physiquement qu’idéologiquement. Dans une société caractérisée par des mouvements incessants de flux et d’échanges, s’intéresser à la diffusion de dogmes trouve toute sa pertinence pour mieux saisir les enjeux qui façonnent cette partie du globe. C’est dans cette logique que l’association Assas Monde Arabe se penche sur la question du terrorisme islamique au Mozambique.
par Seki Courcoux 11 mai, 2021
Les membres d'Assas Monde Arabe se présentent à vous, à-travers les ouvrages sur le Monde Arabe qui les ont marqués.
par Killian Cochet 23 avr., 2021

En 2005, pour le 60e anniversaire de l’ONU, l’Assemblée Générale des Nations Unies a écrit une page déterminante de l’histoire du droit international. Par un vote unanime, les Etats membres ont adopté dans l’acte final du Sommet mondial un concept promu depuis des années par des juristes et des acteurs humanitaires internationaux : la responsabilité de protéger (souvent abrégée en R2P pour Responsability to Protect). Cette responsabilité impose aux États et, le cas échéant, à la communauté internationale, de protéger les populations contre les crimes graves qui peuvent être commis à leur encontre.


La responsabilité de protéger a marqué une évolution décisive dans la conception juridique des relations internationales. L’espace supranational est régi depuis près de quatre siècles par le “système westphalien”, tiré du Traité de Westphalie de 1648 qui conclut la Guerre de Trente Ans. Ce système est caractérisé par une double définition de la souveraineté des Etats : une souveraineté externe qui s’exprime par une égalité de droit entre les Etats et une souveraineté interne qui confère à chaque Etat une autorité exclusive sur sa population et son territoire. Ce système a connu un important développement au XXe siècle, particulièrement concernant la souveraineté externe. De l’Entre-Deux-Guerres à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale, divers acteurs ont tenté de donner sa pleine puissance au concept de souveraineté externe en mettant “la guerre hors-la-loi” (Expression du ministre des Affaires Etrangères français, Aristide Briand, lors de sa présentation du pacte Kellog-Briand à l’Assemblée Nationale le 1er mars 2029), que ce soit par le Pacte Kellog-Briand ou par la Charte des Nations Unis. En revanche, le volet interne de la souveraineté demeurait l’angle mort du développement sécuritaire des Nations Unies. A l’exception de la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide de 1948, peu de règles internationales régissaient les rapports entre un Etat et ses populations.


Néanmoins, à la sortie de la Guerre Froide, les conflits intra-étatiques et la protection des droits humains sont redevenus un enjeu majeur du droit international. Les années 1990 sont marquées par deux crises humanitaires que sont la guerre civile de Yougoslavie (1991-2001) et la guerre civile Rwandaise (1990-1994) qui prit un tournant génocidaire dans sa dernière année avec le massacre de près de 800 000 Tutsis et Hutus accusés de sympathiser avec l’ethnie massacrée (Rapport de l’ONU sur le génocide au Rwanda, 1999 : “Quelque 800 000 personnes ont été massacrées lors du génocide de 1994 au Rwanda”). Dans ce contexte de conflits internes, qu’ils soient hérités de la Décolonisation et de la Guerre Froide ou qu’ils s’agissent des “Nouvelles Guerres” caractéristiques de l’espace international post-Guerre Froide (KALDOR, Mary, New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era, 2012), des acteurs politiques et humanitaires internationaux ont promu une évolution du droit pour prévenir de futurs excès de violence d’une telle ampleur.

Dès 1987, un colloque international organisé par la faculté de droit de Paris-Sud fait adopter à l’unanimité une résolution affirmant que “devraient être reconnus [...] par tous les Etats membres de la communauté internationale, à la fois le droit des victimes à l’assistance humanitaire et l’obligation des Etats d’y apporter leur contribution”. Cette résolution, qui sera portée plus tard devant les Nations Unies par la France, a notamment obtenu le soutien du juriste international de renom Mario Bettati et du fondateur de Médecins Sans Frontières Bernard Kouchner. Tandis que cette idée de “droit d’ingérence humanitaire” se répandait, deux discours allaient accélérer le passage au droit positif d’un concept de protection internationale des populations dans un cadre étatique.

Le premier fut donné par le Président de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela, au Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine à Ouagadougou, Burkina-Faso, en 1998. Nelson Mandela argumentait dans ce discours que le continent africain, partageant la marque du colonialisme et le néo-colonialisme, formait une communauté de destin et devait, en tant que tel, assurer communément la paix et la stabilité en son sein. Nelson Mandela, insistant sur la gestion commune de la sécurité qu’il promouvait pour le continent africain, affirmait qu’il était inacceptable “d’abuser du concept de souveraineté nationale pour nier au reste du continent le droit et le devoir d’intervenir, quand, au sein de cette souveraineté, le peuple est massacré pour protéger la tyrannie”.

Le second discours est celui du Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, devant l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2000 alors que le débat autour de l’intervention humanitaire divise la communauté internationale. A cette occasion, il déclara “s’il l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’être humain ?”. Ce discours marqua le début du processus de formalisation de la responsabilité de protéger et son intégration finale au droit international promu par les Nations Unies.

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